Petit complément sur la Généalogie Ottomane :
En Europe occidentale, l’arbre généalogique est un lieu bien connu de l’imaginaire familial[1]. Les historiens en ont retracé les formes d’émergence entre la fin du Moyen Âge et le milieu du XVIe siècle[2] ; les ethnologues ont analysé les points de passage entre le recours aux métaphores de l’arbre et l’étude scientifique de la parenté[3] ; les sociologues ont décrypté l’effervescence de la recherche généalogique observée partout depuis les années 1970[4]. En Turquie, la généalogie intéresse un public réduit ; les sociétés de spécialistes y sont rares, et nul ethnologue ou anthropologue n’a encore songé à situer la recherche des ancêtres entre science et passion[5]. Les historiens ne s’en étonneront guère : dans l’Empire ottoman, l’intérêt pour la mémoire familiale était restreint et ciblé ; le diagramme généalogique était généralement le produit d’infrastructures juridiques et religieuses de la mémoire, avant d’être un appui symbolique d’un « sentiment de la famille » distinctif[6]. Ce sentiment existait, c’est certain, marqué par une forme d’embourgeoisement de la sphère domestique ; mais ce qui le nourrissait hors des nécessités de la transmission matérielle, ne suffisait pas à constituer un genre généalogique comme il en existait dans les monarchies et les empires voisins. Le changement eut lieu plus tard, après que la République fut instaurée en 1923 : dépossédées de leur statut et de leur pouvoir, les grandes familles de dignitaires déchus donnèrent à la pratique généalogique les lettres de noblesse que ne lui avait jamais reconnues un État impérial peu enclin à admettre l’existence du fait nobiliaire[7]. Des arbres et diagrammes furent insérés dans des mémoires et des ouvrages d’érudition, certains soucieux des règles de représentation des traités généalogiques, d’autres aux formes plus aléatoires. Mais il fallut attendre la fin du XXe siècle avant de voir les références aux grandes lignées franchir l’espace confiné de la mémoire familiale, et apparaître dans les articles de presse ou les ouvrages de vulgarisation historique. On n’était plus sous Kemal Atatürk : les Turcs retrouvaient le goût du passé impérial et des arts classiques ; après l’arrivée au pouvoir du parti islamique (AKP, Parti de la Justice et du Développement) en 2002, le régime officiel ne considérait plus d’un si mauvais œil le souvenir des hautes figures impériales[8] ; des idéologues nationalistes encourageaient les leaders politiques à évaluer le génie familial des élites républicaines à l’aune de la contribution apportée à la fabrique nationale. Dans un tel contexte, « la valeur sociale de la généalogie » connut une hausse constante[9]. On vit ainsi des éditorialistes multiplier les rapprochements entre les grands hommes du temps et leurs ancêtres ottomans, à l’instar de Kemal Dervi?, ministre de l’Économie, célébré par les médias pour avoir tiré la Turquie de la crise financière de 2001, et de son ascendant, Halil Hamid Pacha (1736-1785), présenté par l’historiographie classique et récente comme l’un des plus illustres grands vizirs de la période moderne. C’est à partir de cet exemple que nous voudrions décrypter les modalités d’une captation publique de la mémoire généalogique privée, révélatrice des mutations d’une société politique républicaine engagée dans le réinvestissement de l’histoire impériale et de ses plus hautes figures.
L’administrateur était notamment chargé de la répartition des revenus de la fondation selon les bénéficiaires. Dans le cas où ceux-là étaient des descendants du fondateur, il lui fallait les identifier, génération après génération. Le meilleur moyen de le faire était de recourir à un arbre généalogique. Comme les vakıf s’étaient multipliés, surtout au XVIIIe siècle, ils furent à l’origine de nombreux secrets que les familles constituaient, actualisaient et transmettaient. On en trouve encore aujourd’hui, car certains de ces vakıf continuent d’exister.
Nous allons prendre l’exemple de l’un d’entre eux.
C’est là un second vecteur à prendre en compte : avec l’effondrement du système impérial, les Ottomans de la maison d’Osman (hanedan) et les Ottomans du service, jadis séparés par une barrière symbolique certes franchissable (un dignitaire pouvait devenir damad, gendre du sultan) mais réelle, connurent un destin commun : l’exclusion politique et l’exil.
Pour les uns comme pour les autres, il y eut cette fois-ci une passion généalogique nourrie par l’auto-anoblissement des Ottomans : le hanedan n’avait pas la possibilité véritable de se penser comme famille royale ; il devint une dynastie déchue.
Les Ottomans n’avaient pas le droit de se penser comme aristocratie ; les néo-Ottomans se plurent à se constituer en noblesse.
Bref, les impériaux firent de la généalogie un moyen de rester ensemble et de faire savoir qu’ils continueraient de l’être, dans l’apatridie (pour les membres du hanedan), sinon dans la dispersion (pour les autres).
Dans le cas de certaines familles dont les fortunes étaient encore implantées en Turquie, les Halil Hamid Paşa-zâde par exemple, ces facteurs se conjuguèrent, au point de nourrir une passion naissante pour la généalogie. Il y eut une évolution entre les exigences du vakıf et le goût de la recherche identitaire ; il y eut un glissement, de la seule obligation de recension pour tous, au souvenir entretenu par quelques amateurs. Les descendants avaient travaillé pour les descendants à venir, en garantissant leurs droits ; ils s’intéressaient désormais aux ascendants, hors de la seule figure de l’ancêtre fondateur. De solidarités objectives et réciproques (sinon multilatérales) en appréhension subjective de soi dans une lignée, une histoire, un passé mais aussi un devenir : la généalogie faisait désormais famille.
"Cet autre article s’attache à comprendre pourquoi les grandes familles de dignitaires pratiquaient peu la généalogie, alors que les Ottomans étaient nombreux à accorder une haute importance aux chaînes de transmission, et que la famille impériale produisait des arbres généalogiques depuis la fin du xvie siècle.
Après avoir retracé l’émergence du genre chez les Ottomans et inventorié les représentations généalogiques auxquelles ils recouraient, cet article aborde le cas bien documenté de la dynastie régnante. L’analyse porte ensuite sur les généalogies de familles de dignitaires, analysées à la lumière des conceptions de la noblesse et des formes de représentation de soi.
Puis est intégré à l’étude un diagramme généalogique conçu par une famille (les descendants de Halil Hamid Pacha) comme outil de redistribution des ressources d’une fondation pieuse. Il apparaît que l’arbre est un instrument de solidarité patrimoniale avant d’être un appui référentiel et symbolique du sentiment de la famille. Nous tâchons enfin d’expliquer pourquoi les généalogies familiales ottomanes furent mises à l’honneur sous le régime républicain turc."
Référence papier
Olivier Bouquet, « Comment les grandes familles ottomanes ont découvert la généalogie », Cahiers de la Méditerranée, 82 | 2011, 297-324.
Référence électronique
Olivier Bouquet, « Comment les grandes familles ottomanes ont découvert la généalogie », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 82 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 06 février 2022. URL : http://journals.openedition.org/cdlm/5747 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.5747
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