Agnès Renault, D’une île rebelle à une île fidèle, les Français de Santiago de Cuba (1791-1825)
Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012
Jean-Claude Halpern p. 200-202
Référence(s) :
Agnès Renault, D’une île rebelle à une île fidèle, les Français de Santiago de Cuba (1791-1825), Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012, 528 p., ISBN 978-2-87775-531-3, 31 €
D’une île rebelle à une île fidèle, les Français de Santiago de Cuba.
Ce livre est le résultat d’un travail de recherches qui conduit Agnès Renault sur les traces des Français qui, entre 1791 et 1825, ont été à l’origine de l’essor de l’Orient cubain, autour de Santiago de Cuba et face aux côtes haïtiennes. Des Cubains s’étaient déjà intéressé au xixe siècle à l’origine de cette influence française qui a laissé sa marque jusqu’à nos jours dans cette partie de l’île, mais c’est la thèse d’Alain Yacou en 1975, sur L’Émigration à Cuba des colons français de Saint-Domingue qui a relancé l’intérêt sur cette question.
Planteurs fuyant les troubles qui agitent la colonie française jusqu’à l’indépendance en 1804, réfugiés plus ou moins démunis, parfois arrivés avec leurs esclaves, blancs ou hommes de couleur, venus majoritairement des régions longtemps occupées par les Anglais, des parties Ouest ou Sud de Saint-Domingue, ils ont gardé dans l’adversité le même esprit d’entreprise qui les amène sans se décourager à entreprendre par la culture du café, sur le modèle de la plantation esclavagiste qui a fait une première fois leur fortune, la mise en valeur des pentes délaissées qui entourent la deuxième ville de cette colonie espagnole somnolente qu’est l’île de Cuba. Installation au début considérée comme temporaire selon les vicissitudes des événements de Saint-Domingue, marquée par des va-et-vient d’une île à l’autre, voire avec La Nouvelle-Orléans ou les États-Unis, elle est considérée parfois avec une certaine suspicion par les autorités espagnoles, très ambivalentes à l’égard des Français, plus encore accompagnés d’esclaves imprégnés d’un esprit de révolte potentiellement dangereux.
Les réfugiés suscitent cependant l’admiration ou l’envie par leur dynamisme économique ; ils sont considérés avec une certaine bienveillance par le gouverneur de Santiago, d’autant plus que leur activité corsaire devient essentielle au ravitaillement d’une ville en plein essor démographique, mais ils sont en butte à l’hostilité de l’archevêque, hostile au modèle économique de la plantation, ou aux commerçants catalans qui redoutent leur concurrence.
L’invasion de l’Espagne par Napoléon entraîne l’expulsion de plusieurs milliers de Français, à l’exception de quelques centaines d’entre eux, naturalisés ou pratiquant des professions indispensables. Mais beaucoup reviennent, en particulier à partir de 1812 ou plus encore de 1814, et s’installent d’une manière définitive. Plus encore une nouvelle vague migratoire amène cette fois des migrants volontaires, pour beaucoup venus de l’Ouest de la France rejoindre des membres de leur famille, héritiers du mythe américain de leurs prédécesseurs domingois du siècle précédent, mais cette fois dans une colonie sous souveraineté espagnole, dont la stabilité les rassure, à l’abri des mouvements de contestation qui agitent la Terre Ferme.
Car l’essor de l’économie de plantation à Cuba au xixe siècle, à la source d’un enrichissement considérable, a pour corollaire la multiplication du nombre des esclaves et la diminution relative de la population blanche, traumatisée par la révolution haïtienne toute proche. Aussi l’île se tient-elle à l’écart des mouvements indépendantistes du continent latino-américain.
Les Français, au début du xixe siècle, avaient réussi à reconstituer une société sur le modèle de Saint-Domingue, privilégiant les relations entre eux, parvenant ainsi à s’adapter aussi bien à Cuba, à la Jamaïque qu’à La Nouvelle-Orléans. Dans l’île espagnole, ils consolident le vieux système colonial, et pourtant, ce sont eux qui ont introduit la franc-maçonnerie, contribuant à diffuser des idées libérales à l’origine d’un mouvement émancipateur.
Par-delà 1825, année de l’abandon définitif des rêves d’un retour à Saint-Domingue, l’immigration française a perduré jusque dans les années soixante du xixe siècle. Les immigrants se sont peu à peu intégré et leur présence a laissé des traces sensibles dans l’Orient cubain, dans la langue, la musique ou la danse, ou le raffinement d’une certaine manière de vivre.
L’étude très fouillée d’Agnès Renault, qui s’appuie sur le dépouillement de nombreuses archives cubaines et s’accompagne d’une brève annexe statistique et d’un cahier iconographique et de plusieurs reproductions de cartes ou de plans d’époque, a le mérite de souligner, par-delà l’indépendance d’Haïti, la perpétuation pendant une partie du xixe siècle du modèle colonial esclavagiste qui avait fait la fortune de la Saint-Domingue française, sous la souveraineté d’une Espagne pourtant radicalement contestée sur l’ensemble du continent américain.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Halpern, « Agnès Renault, D’une île rebelle à une île fidèle, les Français de Santiago de Cuba (1791-1825) », Annales historiques de la Révolution française, 377 | 2014, 200-202.
Référence électronique
Jean-Claude Halpern, « Agnès Renault, D’une île rebelle à une île fidèle, les Français de Santiago de Cuba (1791-1825) », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 377 | juillet-septembre 2014, mis en ligne le 15 septembre 2014, consulté le 08 décembre 2024.
URL : http://journals.openedition.org/ahrf/13304 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.13304
Sommaire
DE SAINT-DOMINGUE A CUBA
Santiago de Cuba et les Français de Saint-Domingue : les conditions d'une rencontre
La gestion des flux migratoires
LA POPULATION FRANCAISE REFUGIEE A SANTIAGO DE CUBA
Un monde de diversité
Une microsociété française
Les relations intra-communauraires
Les formes d'intégration
Les rapports avec la population locale
LES CONSEQUENCES DE CES FLUX MIGRATOIRES
Les transformations de Santiago de Cuba
Les Français et l'année 1809
Après 1809, évolution de l'immigration française
Cet ouvrage volumineux est né d’une thèse soutenue en 2007 à l’université du Havre.
Le sous-titre en situe le propos : Agnès Renault s’est attachée à une communauté d’émigrés français installée à la fin du XVIIIe siècle dans l’Oriente cubain, ce morceau périphérique d’une colonie espagnole encore languissante à cette époque.
Une étude régionale, en quelque sorte, comme l’historiographie cubaine contemporaine (Olga Portuondo Zúñiga par exemple) a aimé la pratiquer. Peu de mots dans le titre laissent supposer le drame sous-jacent qui a formé l’axe à partir duquel l’historiographie internationale s’est intéressée, il y a longtemps, à ce territoire : la révolution haïtienne, l’un des trois événements majeurs qui, avec les révolutions américaine et française, signe la fin de l’Ancien Régime dans sa version coloniale. Si des Français (peut-être vaudrait-il mieux dire des Domingois) sont arrivés à Santiago à différentes époques entre 1791 et 1815, c’est parce qu’ils fuyaient les succès militaires des esclaves, des affranchis ou des libres révoltés (on ne disait pas « rebelles » à l’époque mais « bandits ») que Dessalines couronna en 1803 par sa victoire définitive sur le corps expéditionnaire envoyé par Bonaparte. En choisissant de s’installer dans une île « fidèle » à sa métropole et à l’ordre esclavagiste qui en fondait le statut colonial, ceux que leur couleur désignait comme de potentiels « maîtres » n’avaient pas manqué de remettre en esclavage des « citoyens » définitivement émancipés par le décret de la Convention nationale de 1794. Conduite par le souci de retrouver jusqu’à aujourd’hui cette « francité » que la diaspora domingoise a créée au début du XIXe siècle sur ce morceau de terre cubaine, ce n’est pas sans une certaine empathie avec ses personnages qu’Agnès Renault a travaillé.
Dans la première partie (« De Saint-Domingue à Cuba »), l’auteure, reprenant la chronologie établie par Yacou et Debien, détaille les étapes de la fuite des Domingois à partir de la grande révolution des esclaves de l’été 1791 jusqu’aux années qui suivent la déclaration d’indépendance haïtienne. Elle suit aussi leurs réembarquements successifs vers d’autres refuges. Deux dates sont ici essentielles : 1803, qui voit se vider le Sud et l’Ouest de Saint-Domingue de la plupart des Blancs mais aussi de nombreux « libres de couleur » quand la victoire de Dessalines ne peut plus être remise en cause ; 1809, lorsque la colonie cubaine s’engage derrière la monarchie légitime d’Espagne contre l’envahisseur français et expulse les réfugiés.
C’est avec la deuxième partie (« La population française réfugiée à Santiago de Cuba ») que nous entrons de plain-pied dans le remarquable travail effectué aux archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence, dans les archives cubaines à La Havane et Santiago, et dans les archives espagnoles à Séville. Cette très large collecte permet de dresser une sociographie détaillée de ces réfugiés à partir du moment où ils sont suffisamment nombreux pour inquiéter les autorités et diviser la population locale sur le sort qu’il faudrait leur réserver et, en conséquence, où ils deviennent l’objet d’enquêtes répétées. S’y ajoutent bien sûr les actes notariés. Non tant ceux des tabellions espagnols – trop chers – que ceux improvisés et gratuits des secrétaires de l’étrange « agence des prises de la Guadeloupe » installée à Santiago afin d’aider les corsaires français qui se réfugient dans le port pour faire enregistrer la légitimité de leurs prises et en négocier la vente. Ce sont eux qui deviennent les « notaires » semi-clandestins de leurs compatriotes qui, aussitôt installés dans des abris de fortune sur la zone la plus marécageuse du rivage, se mettent à faire des affaires, mais aussi à tenter de préserver les biens qu’ils ont abandonnés en faisant enregistrer les quelques papiers qu’ils ont pu sauver dans leur fuite. C’est l’occasion non seulement d’offrir au lecteur une analyse sociologique chiffrée de cette population, mais aussi d’y ajouter des morceaux de vie glanés dans les archives. Ces portraits aux traits accentués font judicieusement éclater les catégories sociales ou raciales le plus souvent admises. Ils permettent de donner chair aux dynamiques intra et extra-communautaires qui se développent dans un microcosme qui ne tarde pas à s’intégrer dans son nouveau territoire colonial, voire à lui donner des dimensions économiques inédites (extension de la culture du café) et des dimensions raciales restaurées (reconstruction d’une société esclavagiste d’Ancien Régime peut-être plus violente que celle qui prévalait en ce lieu avant l’arrivée des Domingois).
Toutefois, ce qui rend aussi compte des conditions d’existence de ces exilés est la complexité des réactions des Espagnols à leur égard : faut-il plaindre et soutenir ces naufragés d’un ordre colonial que l’on croit encore intangible (du moins jusqu’en 1804) ou faut-il expulser ces fauteurs de troubles potentiels dont on ne sait circonscrire clairement la dangerosité ? Il est amusant de voir que les rescapés européens de l’armée de Leclerc de 1803 sont tout aussi inquiétants que les rescapés « de couleur » de l’armée de Rigaud lorsque Toussaint-Louverture les avait défaits en 1800. Si l’évêque de Santiago reste clairement à la tête des anti-Français, il n’en est pas de même du gouverneur Kindelán, dont on ne parvient pas à savoir s’il fait ce qu’il peut face à une situation qui souvent lui échappe, ou s’il joue un double jeu qui lui vaudra sa place lorsque la débandade des armées napoléoniennes ne justifiera plus l’ambiguïté des afrancesados. Les autorités de La Havane, de l’autre côté de l’île, supputent avec plus de calme les avantages (du point de vue d’une démographie raciale) et les inconvénients (en particulier économiques ou militaires) d’un afflux d’immigrants qui, au gré des aléas de la guerre européenne, deviennent alliés ou ennemis.
La dernière partie (« Les conséquences de ces flux migratoires ») est plus composite. Elle hésite entre un retour sur l’hispanité de Santiago, lorsque le plus grand nombre des Français en ont été chassés (1809), et les derniers soubresauts du phénomène migratoire après cette date. L’analyse de l’expulsion est bien menée et éclaire cet événement de première importance pour l’histoire de la Caraïbe tout entière.
Appuyé sur une recherche archivistique particulièrement dense, ce travail deviendra une référence. On regrettera pourtant qu’il soit resté trop près de la thèse qui lui a servi de support. Il aurait été utile de mieux trier entre ce qui relève de l’érudition et ce qui fait avancer l’argumentation et nourrit le débat. Le lecteur se perd un peu au fur et à mesure que les chapitres avancent. L’index onomastique (plus de 1200 noms pour les seuls Français réfugiés comportant souvent plusieurs références) donne la mesure de l’effort de mémoire attendu. À l’inverse, l’analyse historiographique est trop souvent circonscrite au débat déjà ancien (et donc privilégiant aussi l’érudition) entre les quelques chercheurs français spécialistes de la Caraïbe coloniale (Debien et Yacou en particulier) et les Cubains ayant travaillé sur l’Oriente (Portuondo Zúñiga et les autres). La bibliographie thématique, bienvenue dans une thèse où elle signale le travail réel de lecture, montre surtout ses lacunes dans un ouvrage offert à un public exigeant. La diaspora domingoise a été ces dernières années l’objet de très nombreuses études qui ne peuvent être ignorées même si, le plus souvent, elles sont en langue anglaise. En les convoquant, Agnès Renault aurait certainement été amenée à voir les réfugiés non seulement comme de malheureux colons tentant de reconstituer leur fortune tout en francisant un bout de terre espagnole, mais aussi comme les acteurs acharnés de la reconstruction du passé colonial esclavagiste qui leur a échappé un moment.
D’une île rebelle à une île fidèle, les Français de Santiago de Cuba (1791-1825). (Agnès Renault, 2012) – TRACES DE FRANCE